NOUR (extrait d’un projet en cours)

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Nour a 16 ans. Elle vit à Aigues Mortes, elle est née à Martigues et n’a jamais quitté le Sud. Ses parents travaillent au chantier naval de Port Saint-Louis-du-Rhône ; son père tient une quincaillerie sur le port et sa mère est serveuse dans le café voisin. Le sud de Nour n’est pas la Côte d’Azur des cartes postales. Le sud de Nour n’est pas les calanques irradiantes de mon enfance.

Six ans avant sa naissance, ses parents ont eu un fils né prématurément qui n’a pas survécu à cause d’une maladie respiratoire. Nour n’a appris l’existence de ce drame qu’à 13 ans, dans le cadre d’investigations médicales sur ses propres problèmes respiratoires. Ses parents, face à un médecin, n’avaient pas eu d’autre choix que de le lui dire. Les poumons de Nour manquent d’espace, ça se voit aux rayons X. Le corps de Nour a choisi un langage alors que le mien se contente de prendre moins de place.

Nour a l’allure méditerranéenne, elle est brune et ses longs cheveux souvent rassemblés d’un seul côté lui donnent un air oriental. Elle s’appelle Nour Manzoni ; elle porte la mémoire d’une famille exilée avec en plus une vie en moins, le vide d’une famille mutilée, la douleur sourde transmise par la génétique, par le nom, par l’Histoire.

L’histoire de Nour est plus dure que la mienne.

Nour est mal à l’aise avec les gens de son âge ; elle préfère les adultes, elle préfère les enfants.

Elle n’est pas tout à fait dans le monde et pourtant elle est là, avec dans son regard une rage tendre, quelque chose d’une louve qui fait que c’est facile, pour un adulte, de lui confier son enfant.

Elle aime les oiseaux et elle sait les reconnaître : leur nom, leur chant, leur itinéraire migratoire. Elle  sait parce qu’elle parle peu, parce qu’elle observe, parce qu’elle écoute. Dès qu’elle a su marcher elle a pris goût à se cacher, dans la maison d’abord, et puis dans le jardin, puis dans les parcs, puis partout où elle pouvait. Nour savait attendre d’être trouvée. La solitude de Nour fait moins de bruit que la mienne.

Dès qu’elle a su courir elle a pris goût à s’enfuir de sa chambre, de la maison, d’abord pas loin puis de plus en plus loin. Souvent sa mère râlait et son père ne disait rien - il ne dit jamais rien. Souvent ses parents partaient à pied, en voiture, de jour et de nuit. Ils criaient, et souvent dans la garrigue on entendait les parents de Nour crier et souvent Nour était retrouvée en train de jouer avec des chats, avec des chiens, parfois au milieu des chevaux. Nour apprivoise les chats et les chiens, les chevaux et le vide.

S’enfuir

Disparaître au moment du dîner, au moment du bain, au moment du coucher. Nour était ce qu’on appelle « une enfant difficile », avec en elle des pulsations de vie et de mort.

Nour plaît aux garçons, elle le sait. Elle préfère les filles, à 15 ans elle en a aimé une, comme on aime à 15 ans. Chez les Manzoni on ne parle pas de ces choses-là, c’est une maison bruyante dans laquelle on ne dit rien, ni du passé, ni des rêves, ni de l’amour qu’on se porte. On trace sa route dans le sillage des absents, dans le chagrin muet des vivants devenus fous car le chagrin, quand on l’étouffe, se transforme en folie.

Elle respire mal et pourtant elle court, dans les rues d’Aigues Mortes, le long des salins, au bord de la mer, au bord de la mort. Elle court malgré le Mistral, malgré le manque d’air en elle. On peut dire ça de Nour - qu’elle respire la vie et la mort - elle peine à vivre et pourtant elle est vivante.

Moi je ne veux pas mourir, mais je ne veux pas manger, et je ne peux pas dormir alors je me demande de quoi sont faites les nuits de Nour quand elle ne dort pas, quand elle respire à peine, ce que c’est de courir sans vraiment respirer, et si c’est comme courir sans vraiment se nourrir. Je pense souvent à Nour, Nour qui trace sa route, malgré le Mistral, malgré le manque d’air et malgré le chagrin transformé en folie.  Là où j’implore elle implose, là où je crie elle se tait et je me demande comment elle fait pour célébrer là où j’abdique, renonce, abandonne. 

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