Nouvelle scène, nouvelles saines ?

Nous sommes le 1er mars, je feuillette les pages virtuelles de L’Obs, fidèle à mon rituel matinal et à mon abonnement, quand mes yeux se heurtent au titre d’un article: “Me too au théâtre: un sit-in devant les cours Florent pour dénoncer les violences sexuelles.” On pourrait être tenté, à la lecture de ce genre de nouvelles, de se laisser aller à un soupir résigné. En ce qui me concerne, c’est souvent ce qui se passe avec ce type de sujet, dont la récurrence scandaleuse finit par étouffer ma révolte sous un voile de lassitude. L’article décrit les faits suivants: Les Callisto, association de lutte  contre les violences institutionnalisées née en 2020, a organisé un sit-in devant la fameuse école d’art dramatique, qu’ont fréquenté de nombreuses têtes d’affiches du théâtre et du cinéma français. Sur le parvis du bâtiment emblématique de l’avenue Jean Jaurès à Paris, les étudiants, dont certains sont des membres du collectif, brandissent des pancartes aux slogans protestataires. D’autres ont écrit sur de larges feuilles des phrases acerbes et violentes, prononcées par des professeurs de l’école. Sur les murs alentours, elles resteront placardées quelques heures, alors que dans leur mémoire et dans leur corps, elles le seront probablement pour toujours. 

affiches sur des arbres devant le Cours Florent, anonyme(source : compte Instagram Les Callisto)

Cela fait quelques mois que la parole des apprentis comédiens se libère. En novembre 2020, Les Callisto avait publié cette tribune intitulée “Cours Florent, cours violent?”, le blog de Mediapart faisant à cette parole une place qui semble difficile à trouver dans la sphère médiatique, encore bien silencieuse à propos des violences systémiques. Quant au média Instagram, il bourgeonne de posts et de comptes dédiés aux témoignages de ce genre, comme par exemple Payetonrole, qui recense des témoignages anonymes d’élèves ayant subi des violences de la part de leurs professeurs.

Comme il s’agit de mon ancienne école, je m’interroge; cette atmosphère délétère se serait-elle installée avec les années, au gré des recrutements de professeurs de plus en plus nombreux? Suis-je passée entre les gouttes de cette pluie d’humiliations ou n’ai-je simplement pas voulu en reconnaître l’acidité? C’est là tout le problème des violences systémiques et institutionnalisées. C’est parce qu’elles sont considérées comme intrinsèques à l’institution dans laquelle elles s’inscrivent, qu’elles ne sont pas considérées comme telles. Pour ce qui est des écoles de théâtre, elles alimentent le cliché de l’artiste torturé, et la croyance selon laquelle les blessures d’une âme sont l’unique foyer de sa poésie.

Il y a les élèves qui arrivent brisés et ceux qu’il reste à briser”, écrit François Florent, père fondateur de l’éminente école, dans sa biographie intitulée ”Cette obscure clarté”, le titre parlant alors de lui-même. La couleur était annoncée et tout laisse alors à penser que s’inscrire, c’était consentir. C’est un milieu que l’on dit trivialement “de requins”, il est donc considéré comme normal de subir attaques et morsures dès les planches de l’école, au point d’y être parfois amputé de son amour propre. Ce qui n’aide pas, c’est que la violence se vérifie dans le milieu professionnel, il n’y a qu’à voir l’ampleur du mouvement ”Me too” et la récurrence avec laquelle les comédiennes se voient donner, au début d’un casting et d’une audition, des indications telles que “Séduis-moi, je veux une actrice qui me fasse tomber amoureux d’elle”, les réduisant au rang d’objet de désir et de fantasmes. La violence tacitement permise  au cours de la formation est cohérente avec celle de la réalité professionnelle impitoyable, et cette cohérence participe à rendre ce problème insondable. 


Capture écran du compte Instagram « Payetonrole », témoignages anonymes

Capture écran du compte Instagram « Payetonrole », témoignages anonymes

Plongeant  dans mes souvenirs de jeune élève, je tombe au hasard sur celui de Théo*, qui butte sur sur son monologue d’Hamlet. Assise derrière le professeur, je vois sa jugulaire que chaque hésitation de Théo fait gonfler un peu plus, jusqu’à ce que sa contrariété, menée à son comble, le fasse lancer la table à travers la salle, (l’assistante ayant rattrapé leurs téléphones in extremis) en même temps qu’un tonitruant «va te faire foutre» à l’intention de Théo, le vacarme faisant trembler les murs de l’école et probablement tous ceux de l’arrondissement. Le professeur, après s’être vaguement excusé sur le groupe Facebook de la classe le soir même, a continué d’enseigner et personne n’a rien dit. Quant à Théo, talentueux et plein d’envie, il n’est jamais revenu à l’école. Il s’agit ici d’un fait exceptionnel, mais je me souviens aussi de ce début d’année, où un metteur en scène avait lancé fièrement à la classe« Vous êtes tous des putes, le tout est de savoir vous vendre », et je me souviens aussi de cet élève gay harcelé par un enseignant, à qui l’administration avait répondu qu’en effet c’était grave, mais que l’on ne pouvait se passer de ce professeur; il faisait rentrer trop de candidats au conservatoire national. Les statistiques, c’était bien plus important que la dignité d’un élève. Il y aurait encore de nombreux exemples et sur les médias mentionnés les témoignages se multiplient , mais ce qu’il faut retenir c’est que non, je n’étais pas passée entre les gouttes, j’avais refusé de les voir. C’était quatre ans avant Me Too, avant Adèle, avant même que je connaisse la définition du mot «omerta ». Je voyais cela comme une réalité terrible mais normale, inhérente à l’univers que j’avais choisi.

Si après les plaintes déposées en 2020, le cours Florent avait déclaré condamner fermement les différentes nuisances aux élèves, elle a néanmoins attaqué l’association Les Callisto en justice pour diffamation. Le procès est actuellement en cours. Le chemin semble encore long mais la nouvelle génération d’élèves semble tenace; «La nouvelle scène sera saine ou ne sera pas », écrivent les Callisto dans l’un de leur post twitter. On ne peut que souhaiter nourrir cet espoir pour le monde du spectacle, en plus de celui d’une prochaine réouverture.


Pour en savoir davantage sur le collectif, vous pouvez vous rendre ici :

https://projetcallisto.fr/


Pour participer à la collecte de fonds servant à régler les différents frais de procédure des victimes, c’est ici :

https://www.helloasso.com/associations/les-callisto



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