Portrait - Michel: Paris, ou l’utopie vraisemblable

Rencontre avec Michel, croate de 34 ans passionné par la culture populaire
française, pour qui Paris est une fête permanente.

La première fois que j’ai rencontré Michel, c’était à la gare routière de Dubrovnik, en
août 2019. Je devais y faire une étape avant de prendre un bus pour la frontière bosniaque
et rejoindre ensuite le Monténégro. Peu familière avec la dimension impersonnelle des
hôtels, j’ai une préférence pour dormir chez l’habitant. Par l’intermédiaire d’un réseau de
voyageurs qui facilite cela, je trouve le contact de Michel. La communication est facile et
enthousiaste, il viendra me rejoindre à la gare après son travail et m’hébergera pour deux
nuits. A l’approche de l’heure convenue pour le rendez-vous, je reçois par message une dizaine de photos, en légende desquelles il écrit « pour être sûr que tu me reconnaisses ».
Heureusement que la gare s’était vidée et que je n’avais pas beaucoup d’inquiétude, car sur
toutes les photos, il est accompagné d’une bande d’amis. Des photos de fêtes, prises de
nuit, probablement sa manière à lui de se présenter sous son meilleur jour. Il devait être
environ 23 heures quand j’ai reconnu la silhouette athlétique et le regard enjoué qui
revenait le plus souvent sur les photos.

Après quelques banalités échangées au sujet de sa journée et de mon voyage, nous
descendons du bus. Il vit dans maison partagée avec quatre autres locataires, à l’écart de la
ville et de l’affluence touristique. Sa chambre est entièrement occupée par quatre lits et
s’ouvre sur un grand balcon au dessus d’un canal, reliant un petit port à la mer. Les murs
sont recouverts d’images de cabarets burlesques, d’articles de journaux illustrés par des
photos du Montmartre des années 50 et d’affiches anciennes,dont la célèbre Tournée du
Chat Noir. Tous sont écrits en Français. Je m’étonne à voix haute et il me répond qu’il est
passionné par cette part de la culture populaire française. Je me souviens en effet que dans
le bus, lorsque je lui avais dit habiter à Paris, son visage s’était éclairé. Spontanément, je lui
lance que je vis à mi-chemin entre le Moulin Rouge et le Sacré-Coeur. J’aurais pensé que
mes baskets et mon gros sac à dos ébranleraient un peu ce qui semble être son « parisian
dream », mais ses yeux s’illuminent d’enthousiasme comme si il avait l’une des danseuses
en face de lui. Nous échangeons un moment, puis voulant aller me coucher je lui demande
où est ma chambre, en même temps que je m’interroge sur l’agencement son espace de vie
avec autant de couchages, le sachant en plus célibataire et sans enfants. « C’est pour
pouvoir accueillir pleins de voyageurs. » : Membre confirmé de la communauté des
couchsurfers, je comprends l’idée. Seulement, il lui semble donc tout naturel que je dorme
dans la même chambre que lui, et ça, ce n’était pas vraiment dans le deal.

Michel a 34 ans, il est originaire de Zagreb où il a suivi des hautes études
d’économie et parle un Anglais parfait. Néanmoins, il fait partie de ces jeunes qui ne
veulent pas faire carrière. Réceptionniste dans un hôtel de luxe dans le centre ville, il
refuse même une promotion de chef car c’est«trop de responsabilités pour une
augmentation qui n’en vaudrait même pas la peine . » Dans une ville à l’économie
sinistrée, ses qualifications sont plutôt un privilège. Surprise de cette position en
connaissant la faiblesse des salaires croates, je lui fais part de mon souvenir d’un chauffeur
de taxi, qui travaillait à la poste à temps plein la journée et devait conduire la moitié de la
nuit pour subvenir aux besoins de sa famille. La nécessité de cumuler deux emplois n’est
apparemment propre qu’aux habitants de Dubrovnik, où le coût de la vie est beaucoup plus
élevé que dans le reste du pays. Selon lui, tout est question des aspirations de chacun et de
l’importance que l’on accorde aux biens matériels. «Quand je commence à 14h je n’aime
pas, parce que je ne fais rien d’autre de ma journée, mais quand je commence à 6h du
matin alors je termine à 13h. Si je deviens chef, on risque de m’appeler parfois en dehors
de mon temps de travail et je ne veux pas être dérangé. Je veux pouvoir payer mon
loyer, manger et avoir du temps. C’est juste pour voyager que ça me demande un effort,
mais après une année d’économie, je peux le faire. » Une vie simple, d’après lui.

Nous parlons de cinéma, il s’avère qu’il connaît mieux que moi le répertoire de Godard et
toute la Nouvelle Vague. Lorsqu’il met de la musique en fin de journée, ce sont
principalement des classiques de Nino Ferrer ou de Michel Polnareff qui planent au dessus
du canal. Je le teste un peu pour voir si ce n’est pas une tentative semi-adroite de
rapprochement, mais il se trouve qu’il chante et presque sans accent. Les quelques mots de
Français qu’il maîtrise ont été appris au travers des chansons de la pop française, dont la
traduction est devenue un de ses passe-temps réguliers. Il est allé à Paris il y a une dizaine
d’années et il évoque les lieux dont il se souvient comme on raconterait une scène de
Midnight in Paris de Woody Allen, qui fait d’ailleurs partie de son top-10, d’un Rohmer,
ou d’un Truffaut. Paris est pour lui une fête permanente, teintée de romantisme et de
poésie.

Ce qu’il préfère, c’est la danse. Toutes les danses. Que ce soit dans les bars, dans les clubs de jazz ou sur les terrasses entre les remparts du vieux Dubrovnik, il pratique ses
bases de tango, de salsa ou de twist partout où il le peut. Il m’y emmène d’ailleurs le
deuxième soir. Les musiciens font une pause lorsque nous arrivons, il en profite pour leur
serrer la main. Le serveur du bar le salue, il semble être en terrain connu. Personne ne
danse, ici. Si le lieu et la musique sont tous les deux agréables, il faut dire qu’aucun ne s’y
prête vraiment. Néanmoins, une fois les verres commandés, il me fait part du défi qu’il se
lance à chaque fois qu’il vient ici : le rituel consiste à chercher une partenaire qui voudra
bien danser avec lui malgré tout et si possible de faire en sorte que tout le monde finisse
par suivre. Il se met en chasse et la partie ne semble pas gagnée. Il revient s’asseoir, dépité
et agacé: « Comme par hasard elles ont toutes un mec, est-ce que je leur ai demandé de
coucher avec elles ? Non, je veux juste danser, ça me déprime. » J’étais presque prête à
accepter, mais le ton qui frôlait l’agressivité ne m’a pas aidée à vaincre la timidité qui
m’avait fait refuser l’invitation à notre arrivée. Il me confie plus tard qu’il s’est souvent vu
reprocher cette nécessité de proximité un peu supérieure à la moyenne, qui peut parfois
sembler envahissante. Je n’étais d’ailleurs visiblement pas la première à exprimer une
surprise réticente quant au fait de devoir partager la même chambre. Ayant entre temps
constaté l’arrivée de nouvelles clientes, il se lève pour faire à nouveau le tour des tables.
L’une finit par accepter. Ils dansent une valse sur du Leonard Cohen, tout le monde filme,
puis quelques couples se joignent à eux. En moins d’une demi heure, c’est presque toute la
terrasse qui danse entre les chaises et les musiciens, et tout le monde est content. Il avait
réussi.

En janvier dernier, Michel m’a écrit pour me dire qu’il serait à Paris en février, pour
un voyage touristique et pour se rendre à toute une série de cabarets. Je le retrouve donc
près de 8 mois plus tard pour un café dans les pentes de Montmartre. Arrivé quatre jours
plus tôt, il en est déjà à son troisième music-hall. Dans son programme, le Mogador, le
Moulin Rouge, les Folies Bergères. La liste, méticuleusement dressée dans un Moleskine,
est encore longue. La moyenne des prix pour un spectacle seul étant d’environ 85 euros,
l’effort financier est de taille pour l’équivalent d’un smic croate. Pas question, donc, de
céder au grand jeu. On ne lésine pas sur la quantité de spectacles, mais la coupe de
champagne n’est pas plus envisageable que le forfait dinner-show. 

Entre un allongé et un croissant commandés avec délectation et dans son meilleur français,
je lui demande si la ville est toujours à la hauteur de ses espérances. Il me répond que rien
n’a changé, ni les spectacles, ni la ville. Peu importent les serveurs désagréables ou les bars
qui doivent fermer avant 2h. La féérie qu’il perçoit est celle qu’il est venu chercher et il
semble en effet tout aussi enchanté que lorsqu’il m’évoquait ses souvenirs l’été précédent.
Nous marchons un peu, il me demande de le prendre en photo devant le Sacré-Coeur et sur
les marches emblématiques menant à la place du Tertre, dans un autre café et avec un
journal en français dans les mains. Pour qui vit ici depuis sept ans et fait déjà partie de
ceux qui se plaignent des galeries d’art transformées en Starbucks, on aurait presque envie
de faire un tour dans ce Paris que beaucoup de parisiens n’ont jamais vu. 

Texte et image: Morgane Gander

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