Quartier libre - Il y a toujours un absent dans la salle, ou mon corps, ce théâtre turbulent
June 12, 2020On ne dit pas j’ai mal
J’ai mal ça fait trop mal quelle vulgarité la plainte
Quelle défaite élégiaque
On se tait
Au pire on l’exprime sur instagram
A travers une citation attribuée à un auteur qui n’a jamais dit ça
Au mieux on en fait quelque chose
On est au bon endroit en plus
Nous artistes aussi aveugles que lucides
Nous acharnant à nous rendre visibles
Nous déchaînant sur la toile pour attirer l’oeil flatteur
Par notre plastique entretenue
Capturée sous le bon angle
Pour mener l’autre jusqu’à notre intérieur ravagé
C’est vrai c’est le meilleur endroit du monde
Pour vivre et mourir
Pour renaître
Pour mourir trois fois par semaine
Parfois six
Pour mourir vingt-huit dates
Parfois quarante
Parfois plus
Alternance entre vie et mort prolongée pour cause de succès
Trois dates seulement parfois
Au pire oubliées
Au mieux showcase prestigieux d’une petite mort que l’on appelle état de grâce
On peut mettre tout le mal dans nos mots
Dans notre jeu
Mets toute cette douleur dans ton jeu
C’est génial cette douleur
C’est une expérience formidable pour la création
Elle est nécessaire cette douleur
C’est si bien la douleur pour créer
C’est ça c’est ça continue avec ce genre d’inepties
J’ai enfin une raison tangible d’avoir la haine
On ne crée pas sans douleur
On ne montre pas ses sentiments dans la vie
Mais sur scène oui
On ne monte pas sur scène sans douleur
Ni chaos bien enfoui
Au fond de soi
Regarde c’est beau la douleur
Aime-la cette douleur
Sans douleur pas de littérature
Sans douleur pas de théâtre
Pas de peinture
Tu as une si jolie douleur
Tu es belle dans la douleur
Elle te va bien cette douleur
Tu es si proche du théâtre quand tu pleures
Je pleure pour quelqu’un qui ne m’aime pas
Oui mais tu aimes le théâtre et le théâtre
Ta gueule
Je n’aime pas le théâtre connard
J’ai besoin du théâtre
C’est comme respirer
Et personne n’a d’amour pour la respiration
Peut-être que certains en ont réellement pour le théâtre
Je ne sais pas
Je les invite à s’interroger sur l’amour
Et à le distinguer de la nécessité
Alors tu as besoin de quelque chose qui est là
Tu vas monter sur scène cinq fois par semaine
Quelle chance vraiment quelle chance regarde
Là tu pourras avoir mal
Là tu pourras crier
Tu pourras saigner
Tu pourras dire je t’aime
Tu pourras dire je t’aime à qui tu veux
Et tu pourras le dire au monde entier
C’est vraiment génial
Tu pourras dire va te faire foutre
Et tu pourras le dire au monde entier
Tu pourras dire je m’en fous
Et ils t’écouteront
S’abandonner à son propre sentiment d’abandon
Qui sévit dans toute la chair
Quel luxe impudique de se déverser sur un plateau
Piédestal de cette absence ancrée
Comme une douleur intercostale
Epanchée en public
Ce soir il y aura d’autres chairs
Tu pourras tout leur dire
Tu pourras tout faire
Leur dire je te désire
Cracher des gerbes de sang verbal que le manque envenime
Désirer tous les corps de la Terre
Privilège absurde quand le désir d’un seul corps nous anime
Mais d’accord je veux bien jouer le jeu
Là tout de suite
Etre
« Dans l’instant présent »
« Ici et maintenant »
Gnagnagna
Alors voilà je t’aime
Je te désire
Je t’aime
Je t’aime
Je t’aime
Je t’aime
Je t’aime
Regarde comme c’est violent comme je t’aime
C’est vrai je l’ai crié à travers d’autres mots
Tous les maux de Juliette d’Ysé de Phèdre
D’Andromaque d’Hermione peu importe
Tu as vu
Tu as entendu
Vous avez entendu
C’est « venu du sol »
J’ai « pris l’espace »
J’ai pris la lumière
Le premier balcon
Le deuxième balcon
Les catégories 1 à 4
Les places à dix-huit euros tarif réduit
Les places à quarante euros tarif plein
Tous les strapontins
Ce n’est pas l’espace que j’ai pris
C’est tout l’arrondissement
C’était grandiose
Grandiose cette douleur
J’ai transpercé les murs
Tous les murs criblés de ma douleur
Même ce sacro-saint stylistique métaphorique imaginaire rhétorique
Putain de quatrième mur
Le monde entier pendu à mes lèvres saignantes
Transpercé par l’élan cathartique des mes je t’aime
De mes allez vous faire foutre
De mes va te faire foutre tellement je t’aime
Le monde entier sauf toi à qui j’ai dit mille fois je t’aime
Mille fois ces polymorphes inconditionnels multi-émotionnels « va te faire foutre tellement je t’aime »
Standing ovation
Corps levés et bras tendus dans le tonnerre
Ames sensibles et averties
Qui saisissent la rupture et l’hémistiche dans le vers
S’ils savaient
S’ils savaient la césure dans ma gorge
Et le vide quand ils seront partis
S’ils savaient le vacarme
Leurs larmes seraient-elles hilares ou tristes
S’ils entendaient le fracas dans ma cage thoracique?
La fête est finie les spectateurs sont partis
Ce soir ils sont comme des centaines d’absents de plus
Ce soir aucune scène n’est à la hauteur de cette si belle
Si nécessaire douleur de l’absence
Ce soir est l’expérience physique que le théâtre n’est même pas un soin palliatif
Mais le spectacle de ma désillusion comique.
Les mentors ont menti
Peut-être les ai-je mal écoutés
Le plaisir est expiatoire et nécessaire
L’amour et la douleur sont ailleurs
Dans ce que l’on nomme le vrai monde et dans notre intérieur
Surpeuplé d’absents chéris les uns après les autres
Ce soir les mots ne peuvent rien
Ni le succès ni Racine ni Andromaque ni Hermione ni Juliette ni Ysé ni personne
Je repense à Paul Claudel
Lutte de la chair contre l’esprit
Il avait une soeur dont plus personne ne parle
Elle s’appelait Camille
Sculptrice
Artiste forcée par d’autres à rejeter sa nécessité
Muse virtuose
Menacée empêchée
Jugée condamnée
Incomprise
Internée.
A Paris
Ile Saint-Louis
19 quai de Bourbon
Sur le mur de son ancien atelier
Une plaque commémorative
La dernière phrase d’une de ses lettres à Rodin:
«Il y a toujours quelque chose d’absent qui me tourmente. »
Voilà on y est
C’est l’agencement rhétorique qui me manquait
C’est rarement le bon « toi » qui nous entend quand on monte sur scène pour dire je “t’aime” au monde entier.
Il y a toujours un absent dans la salle
Il n’existe pas de services de soins intensifs pour les trop grands sentiments.
C’est pour ça qu’on revient.
Morgane Gander