Quartier libre - Il y a toujours un absent dans la salle, ou mon corps, ce théâtre turbulent

On ne dit pas j’ai mal 

J’ai mal ça fait trop mal quelle vulgarité la plainte

Quelle défaite élégiaque

On se tait

Au pire on l’exprime sur instagram

A travers une citation attribuée à un auteur qui n’a jamais dit ça

Au mieux on en fait quelque chose 

On est au bon endroit en plus

Nous artistes aussi aveugles que lucides 

Nous acharnant à nous rendre visibles

Nous déchaînant sur la toile pour attirer l’oeil flatteur

Par notre plastique entretenue

Capturée sous le bon angle

Pour mener l’autre jusqu’à notre intérieur ravagé

C’est vrai c’est le meilleur endroit du monde

Pour vivre et mourir

Pour renaître

Pour mourir trois fois par semaine

Parfois six

Pour mourir vingt-huit dates

Parfois quarante 

Parfois plus 

Alternance entre vie et mort prolongée pour cause de succès

Trois dates seulement parfois 

Au pire oubliées 

Au mieux showcase prestigieux d’une  petite mort  que l’on appelle état de grâce

On peut mettre tout le mal dans nos mots

Dans notre jeu

Mets toute cette douleur dans ton jeu

C’est génial cette douleur

C’est une expérience formidable pour la création

Elle est nécessaire cette douleur

 C’est si bien la douleur pour créer 

C’est ça c’est ça continue avec ce genre d’inepties 

J’ai enfin une raison tangible d’avoir la haine

On ne crée pas sans douleur

On ne montre pas ses sentiments dans la vie

Mais sur scène oui

On ne monte pas sur scène sans douleur 

Ni chaos bien enfoui 

Au fond de soi

Regarde c’est beau la douleur

Aime-la cette douleur

Sans douleur pas de littérature

Sans douleur pas de théâtre

Pas de peinture

Tu as une si jolie douleur

Tu es belle dans la douleur

Elle te va bien cette douleur

Tu es si proche du théâtre quand tu pleures

Je pleure pour quelqu’un qui ne m’aime pas

Oui mais tu aimes le théâtre et le théâtre


Ta gueule


Je n’aime pas le théâtre connard 

J’ai besoin du théâtre

C’est comme respirer

Et personne n’a d’amour pour la respiration

Peut-être que certains en ont réellement pour le théâtre

Je ne sais pas

Je les invite à s’interroger sur l’amour

Et à le distinguer de la nécessité

Alors tu as besoin de quelque chose qui est là

Tu vas monter sur scène cinq fois par semaine

Quelle chance vraiment quelle chance regarde

Là tu pourras avoir mal

Là tu pourras crier

Tu pourras saigner 

Tu pourras dire je t’aime 

Tu pourras dire je t’aime à qui tu veux

Et tu pourras le dire au monde entier

C’est vraiment génial

Tu pourras dire va te faire foutre

 Et tu pourras le dire au monde entier

Tu pourras dire je m’en fous

Et ils t’écouteront

S’abandonner à son propre sentiment d’abandon

Qui sévit dans toute la chair 

Quel luxe impudique de se déverser sur un plateau

Piédestal de cette absence ancrée 

Comme une douleur intercostale

Epanchée en public

Ce soir il y aura d’autres chairs

Tu pourras tout leur dire

Tu pourras tout faire

 Leur dire je te désire 

Cracher des gerbes de sang verbal que le manque envenime

Désirer tous les corps de la Terre

Privilège absurde quand le désir d’un seul corps nous anime

Mais d’accord je veux bien jouer le jeu

Là tout de suite 

Etre

« Dans l’instant présent »

« Ici et maintenant » 

Gnagnagna

Alors voilà je t’aime 

Je te désire

Je t’aime

 Je t’aime

Je t’aime 

Je t’aime 

Je t’aime

Regarde comme c’est violent comme je t’aime

C’est vrai je l’ai crié à travers d’autres mots

Tous les maux de Juliette d’Ysé de Phèdre 

D’Andromaque d’Hermione peu importe

Tu as vu 

Tu as entendu

Vous avez entendu 

C’est « venu du sol »

J’ai « pris l’espace »

J’ai pris la lumière 

Le premier balcon

Le deuxième balcon

Les catégories 1 à 4

Les places à dix-huit euros tarif réduit

Les places à quarante euros tarif plein

Tous les strapontins

 Ce n’est pas l’espace que j’ai pris

C’est tout l’arrondissement 

C’était grandiose 

Grandiose cette douleur

J’ai transpercé les murs 

 Tous les murs criblés de ma douleur

Même ce sacro-saint stylistique métaphorique imaginaire rhétorique

Putain de quatrième mur

Le monde entier pendu à mes lèvres saignantes

Transpercé par l’élan cathartique des mes je t’aime

De mes allez vous faire foutre

De mes va te faire foutre tellement je t’aime

Le monde entier sauf toi à qui j’ai dit mille fois je t’aime 

Mille fois ces polymorphes inconditionnels multi-émotionnels « va te faire foutre tellement je t’aime »


Standing ovation


Corps levés et bras tendus dans le tonnerre 

Ames sensibles et averties

Qui saisissent la rupture et l’hémistiche dans le vers

 S’ils savaient

S’ils savaient la césure dans ma gorge

Et le vide quand ils seront partis

S’ils savaient le vacarme

Leurs larmes seraient-elles hilares ou tristes

S’ils entendaient le fracas dans ma cage thoracique?


La fête est finie les spectateurs sont partis

Ce soir ils sont comme des centaines d’absents de plus

Ce soir aucune scène n’est à la hauteur de cette si belle

Si nécessaire douleur de l’absence

Ce soir est l’expérience physique que le théâtre n’est même pas un soin palliatif

Mais le spectacle  de ma désillusion comique.

Les mentors ont menti

Peut-être les ai-je mal écoutés

Le plaisir est expiatoire et nécessaire

L’amour et la douleur sont ailleurs

Dans ce que l’on nomme le vrai monde et dans notre intérieur

Surpeuplé d’absents chéris les uns après les autres

Ce soir les mots ne peuvent rien

Ni le succès ni Racine ni Andromaque ni Hermione ni Juliette ni Ysé ni personne

Je repense à Paul Claudel

 Lutte de la chair contre l’esprit

Il avait une soeur dont plus personne ne parle

Elle s’appelait Camille 

Sculptrice 

Artiste forcée par d’autres à rejeter sa nécessité

Muse virtuose 

Menacée empêchée 

Jugée condamnée

Incomprise

Internée. 

A Paris

Ile Saint-Louis

19 quai de Bourbon 

Sur le mur de son ancien atelier

Une plaque commémorative

La dernière phrase d’une de ses lettres à Rodin: 

«Il y a toujours quelque chose d’absent qui me tourmente. »

Voilà on y est

C’est l’agencement rhétorique qui me manquait

C’est rarement le bon « toi » qui nous entend quand on monte sur scène pour dire je “t’aime” au monde entier.

Il y a toujours un absent dans la salle 

Il n’existe pas de services de soins intensifs pour les trop grands sentiments. 

C’est pour ça qu’on revient.


 Morgane Gander

Using Format