Portrait - Cameron, l’amour à 20 ans

 A l’unique fenêtre de son studio, Cameron est tourné de trois-quart vers l’horizon parisien, vaste étendue de taule bleutée. C’est un jour de congé, la dégaine est décontractée mais étudiée. Rentré dans dans un jean délavé avec une négligence que l’on devine contrôlée, un t-shirt en coton bleu fluide laisse apparaître une clavicule saillante. En passant sa main entre ses mèches châtain qui tombent sur son oeil droit, il dit vouloir ses cheveux encore plus longs, “pour pouvoir faire une frange type années 70”. Il dit ne pas avoir de goût particulier pour cette époque, mais les chemises vintage sur le dossier d’une chaise et l’appareil photo Minolta laissent deviner une tendance rétro. D’un geste machinal et précis, il allume une cigarette et sa silhouette, longiligne, se découpe en ombre chinoise dans la lumière de fin de journée.  Fin et agile, il a l’élégance d’un chat, perché au 6ème étage d’un immeuble haussmannien.

Originaire des Haus-de-Seine, Cameron a des désirs de cinéma depuis le lycée. En tout cas le désir d’un film dont il a déjà élaboré le scénario avant d’être diplômé. Une fois le bac en poche, il choisir donc de suivre des études de cinéma à la Sorbonne. A 19 ans, déjà amoureux de son compagnon actuel et de la nuit parisienne, le retour quotidien à Clamart apparaît  rapidement comme impossible. Il choisir alors de s’établir à Paris et dès ses premiers pas dans l’indépendance, il apprend donc à conjuguer vie de couple e tvie étudiante.  S’il s’est cru disposé à l’engagement au long terme dès ses premières expériences, amorcées par l’intermédiaire des applications de rencontre, elles ne lui laissent pas de souvenirs impérissables.  En effet, entre photos bien choisies et brillance rhétorique, l’idéalisation est facile et Cameron, souvent déçu. Les partenaires, en nombre illimités et souvent adeptes du swipe frénétique, sont rarement enclins aux grandes promesses et ainsi se nourrit le paradoxe urbain d’être toujours entouré mais souvent seul. Les moyens virtuels, selon lui, peuvent parfois contribuer à faciliter les premiers échanges, mais nécessitent une certaine vigilance, surtout dans les grandes villes où les tentations sont d’autant plus nombreuses. Il trouve les bars et les fêtes plus propices à une réelle connexion et c’est d’ailleurs au hasard de l’une d’entre elles, à l’aube de ses 20 ans, qu’il rencontre le partenaire qui partage sa vie aujourd’hui. S’il précise que dans la communauté homosexuelle, et surtout dans le milieu gay parisien, l’exclusivité dans le couple s’applique d’avantage sur le plan sentimental que sexuel, l’idée de l’engagement soudainement possible a tout de même alimente quelques inquiétudes. 

Néanmoins, le jeune vingtenaire reconnaît aujourd’hui combien la relation lui a apporté ; au delà du sentiment amoureux évident, le gain en estime de soi et en maturité sont des bénéfices précieux, même si efforts et abnégation sont parfois nécessaires pour surmonter quelques fragilités. A cette époque charnière de l’existence entre fin d’études et vie active, Cameron évoque, à titre d’exemple, la différence de rythme de l’évolution professionnelle de chacun. Tous deux du même âge et évoluant dans le milieu artistique, les opportunités ont pour l’instant été plus nombreuses pour son compagnon, pour qui le temps à accorder à la relation est parfois difficile a trouver. Cela peut être source de motivation, mais l’épanouissement professionnel de chacun lui apparaît comme primordial pour celui du couple. Convaincu qu’un équilibre peut être trouvé sans avoir à sacrifier aucune des deux sphères, il tend alors à avancer davantage dans sa propre construction tout en gardant assez de place pour sa privée. 

Volubile, le visage souvent fendu d’un sourire spontané, Cameron évoque les couples autour de lui. Il envie ceux qui avancent, cote à cote comme des partenaires de route heureux d’être ensemble sans dépendre l’un de l’autre, et déplore ceux qui ont sacrifié vie sociale et ambition au profit de l’avenir conjugal. Si la vie a deux est un cadre à soigner, la balance entre habitude et expériences est aussi importante pour chacun des individus que pour la pérennité du couple. Il faut avoir assez d’espace pour rester ouvert et léger, accepter l’existence du hors-champs sans pour autant être inconséquent. « Le couple selon moi ne doit  nous donner l’impression de nous sacrifier. Si la relation est saine, ça ne peut faire qu’augmenter le bien-être de chacun et rendre disponible pour accomplir des choses. Prôner le sacrifice comme seul moyen d’exister auprès de l’autre, c’est vraiment le signe d’une frustration toxique. » L’idéal un peu flou, donc, d’un équilibre subtil, qui serait d’avoir chacun des objectifs avec des points de convergence en ligne de mire. S’il a lui aussi fait l’expérience des rendez-vous multiples et sans suite, il privilégie aujourd’hui la qualité de l’échange tout en prenant soin de garder du temps pour le reste de son entourage. 

Il attrape le Minolta et s’interrompt un instant pour photographier l’extérieur. Du haut de sa jeunesse et de l’immeuble montmartrois, il prend le temps d’observer et d’écouter. Ses parents divorcés, enfant ayant grandi au sein de familles recomposées, il a pu faire le constat de nombreux schémas de couples autour de lui. Le modèle qu’il suit reste néanmoins celui évoqué précédemment, où une nette distinction est faite entre épanouissement physique et émotionnel. 

Ce qu’il perçoit du monde et des autres, de leur manière d’être seuls ou ensemble, il aimerait le retranscrire, autant par les mots que par l’image. Il espère en ce sens que ses études de cinema auront été une structure suffisante pour lui permettre de réaliser des films à la hauteur de ses ambitions. Il cherche, en attendant et pour se faire la main, un stage dans une boîte de production. Toujours à la fenêtre, le visage entre les mains, il reste un peu songeur, en plein soleil, avec dans ses grands yeux sombres l’ombre d’un doute quand il parle de l’avenir. 


Texte et image: Morgane Gander 



Littérature - David Diop, «Frère d’âme »: Second roman de l’auteur, “Frère d’âme” est en 2018 le lauréat désigné par les lycéens, appelés chaque année à élire leur prix Goncourt.

Dans l’horreur des tranchées sur le sol français, Alfa Ndiaye est un tirailleur
sénégalais, aliéné par les hostilités de la guerre.

Son « frère d’âme », Mademba, qu’il désigne aussi comme son « plus que frère », a
succombé dans une lente agonie. Ravagé par la culpabilité de ne pas l’avoir achevé, alors
qu’il l’avait supplié d’abréger ses souffrances, Alfa tue et mutile l’ennemi avec
acharnement et frénésie. La nuit, il sort de sa tranchée en rampant, couvert de boue et de
restes humains. Risquant sa vie pour aller en voler une dans la tranchée adverse, il
ramène, en trophées rituels, un fusil allemand avec la main qui le tenait. D’abord reçu en
héros, il sera par la suite redouté par les siens.

Une voix narrative brillante et sensible

Par le biais d’un récit fluide, proche de la scansion, se déroule devant nos yeux le spectacle
cruel de quelques jours parmi d’autres, pour ainsi dire ordinaires, sur le champ de
bataille français.

Les phrases sont brèves, comme prononcées dans un souffle court et dans une parole
parfois proche de celle d’un enfant. Adoptant un style à la fois naïf et habile, Alfa Ndiaye
raconte. L’enfer de la guerre, mais aussi l’enfance au Sénégal, les souvenirs de sa mère et
d’un premier amour. Comme pour offrir au lecteur quelques trêves entre les tirs d’obus,
comme pour nous rappeler l’existence d’un enfant derrière chaque soldat sanguinaire.

Nous décrivant l’enfer du front par la voix d’un soldat africain, Diop nous plonge dans la
folie meurtrière de ce que le narrateur désigne comme « ventre de la terre », laissant le
notre noué.

Un récit original et subversif

En donnant la parole à un tirailleur noir, sénégalais, qui affirme d’ailleurs de pas
parler le français, l’auteur évoque l’histoire de la guerre, mais aussi celle du colonialisme.
David Diop donne la parole à ceux que l’on est venus chercher dans les colonies, occupant
finalement peu de place dans la littérature de guerre.

Si les atrocités commises envers l’ennemi semblent ne faire l’objet d’aucune répression, le
personnage d’Alfa évolue néanmoins entre fierté héroïque et culpabilité dévorante. Si ses
exploits meurtriers sont d’abord salués, au point de se voir récompensé d’une médaille,
Alfa est vite considéré comme un fou dangereux. Ainsi, par le dédoublement du
personnage principal, le récit interroge les limites de la légitimité accordée aux crimes
pendant les combats.

Aliéné, craint de tous, Alfa se retrouve finalement à l’arrière. Retiré d’une guerre qu’il n’a
pas choisi, il trouve la distance nécessaire pour formuler des idéaux embaumés de
messages humanistes tels que : « Mais ce que nous ressentons est toujours neuf car chaque
homme est unique, comme chaque feuille d’un même arbre est unique. L’homme partage avec
les autres hommes la même sève, mais il s’en nourrit différemment », ou encore « tant que
l’homme n’est pas mort, il n’a pas fini d’être créé. »

Grâce à cette humanité que le héros regagne à la fin, Frère d’âme est un récit de guerre
original et saisissant, tout en étant une invitation à l’espoir, à croire en la fraternité et à
l’humanité. La nuit, finalement, comme le répète le narrateur, « tous les sangs sont noirs »  


Je vous regarde - préambule

Si vous êtes arrivés jusqu’ ici, c’est probablement après avoir parcouru l’espace photographique et personnel de ce site. Bienvenue dans sa dimension verbale et participative.

Qu’ils soient intimes ou politiques, poétiques ou critiques, les textes qui figurent sur « Je vous regarde » sont nés de mes observations physiques ou sensorielles, ainsi que de celles des autres rédacteurs. Hétéroclites, sans appartenir à une ligne éditoriale prédéfinie, ils ont  pour intention commune ne pas causer de tort aux éventuelles personnes qu’ils concernent.  La démarche peut être expiatoire, incitative ou contemplative, sans ne jamais se vouloir péremptoire.

Peut-être avons-nous lu votre livre, vu votre spectacle, écouté votre musique ou contemplé votre exposition, peut-être nous sommes-nous déjà rencontrés, parlé ou regardés et peut-être même que c’est un peu  de tout cela.  Si nous parlons de vous, c’est en tout cas que d’une manière ou d’une autre, nous vous avons aimés.


Morgane Gander

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