Septembre,
C’est ton premier jour et cette année tu dois peiner à renaître parmi le chaos, les demi-visages et les demi-discours. Un vent plus léger a soufflé sur juillet et août. Sûrement le mouvement des corps libérés, le souffle ravivé par des espoirs de passage et surtout par le bénéfice du doute. C’est ton premier jour et c’est sur toi que ça tombe, de devoir être le premier de ce que l’on a nommé « le monde d’après ». Aux grilles des écoles tu soulages ceux, qui pendant de longs mois, ont attendu que cela cesse et tu déchires les cœurs, qui après tout ce temps à battre côte à côte, auraient voulu que cela ne s’arrête jamais.
Septembre, c’est ton premier jour, il y a une belle lumière mais les journaux ne font qu’assombrir nos idées, que ce soit au sujet du Covid ou du reste. Aujourd’hui ils parlent toujours des femmes assassinées, harcelées ou agressées au hasard des rues, de chevaux tués et mutilés au hasard des champs, de l’enfer du Liban, de celui des migrants syriens subsahariens et afghans, tchadiens, nigérians, érythréens… Pandémie ou non, comment ne pas être malade? Avec ou sans vision, en pensant au futur, comment ne pas avoir les yeux troubles? Septembre, je t’attendais, pour un concert en plein air, pour ta lumière particulière et pour retrouver des gens qui vivent loin de moi, le cœur serré entre des frontières fermées. Septembre, je te respire de ma fenêtre puisque c’est interdit partout ailleurs, j’ai une vue imprenable sur les tours qui dominent le monde. De leurs bureaux, à cette heure, on voit le soleil qui s’effondre et on se fout que de l’autre côté de la Terre, des glaciers aussi.
Septembre, ta première Lune est pleine, de là où je suis elle semble rouge et ronde, comme un signal d’alarme entendu et crié par certains, ignoré et occulté par d’autres. Septembre, cela doit te faire mal de nous voir divisés, d’être si tiraillé, aux frontières de saisons qui n’existent même plus. Il fait chaud et froid en même temps. C’est souvent comme ça, un premier jour. Chaud et froid en même temps. C’est tout de même moins grisant quand ils sont tous les deux soufflés par des gouvernements. Septembre, même si mon cœur surtout se serre, en pensant à mes idéaux et mes proches fragiles, de tout mon cœur, qui promet de faire de son mieux, je souhaite à tous la meilleure rentrée possible. Je m’élance sur des routes incertaines et ici il n’y a qu’en courant que l’on a le droit de respirer. Alors parfois j’ai peur que mon cœur s’essouffle, mais mon cœur ce fou, il continue d’espérer, un accueil un peu moins hostile pour novembre, pour janvier, pour avril.
Rencontre avec Michel, croate de 34 ans passionné par la culture populaire
française, pour qui Paris est une fête permanente.
La première fois que j’ai rencontré Michel, c’était à la gare routière de Dubrovnik, en
août 2019. Je devais y faire une étape avant de prendre un bus pour la frontière bosniaque
et rejoindre ensuite le Monténégro. Peu familière avec la dimension impersonnelle des
hôtels, j’ai une préférence pour dormir chez l’habitant. Par l’intermédiaire d’un réseau de
voyageurs qui facilite cela, je trouve le contact de Michel. La communication est facile et
enthousiaste, il viendra me rejoindre à la gare après son travail et m’hébergera pour deux
nuits. A l’approche de l’heure convenue pour le rendez-vous, je reçois par message une dizaine de photos, en légende desquelles il écrit « pour être sûr que tu me reconnaisses ».
Heureusement que la gare s’était vidée et que je n’avais pas beaucoup d’inquiétude, car sur
toutes les photos, il est accompagné d’une bande d’amis. Des photos de fêtes, prises de
nuit, probablement sa manière à lui de se présenter sous son meilleur jour. Il devait être
environ 23 heures quand j’ai reconnu la silhouette athlétique et le regard enjoué qui
revenait le plus souvent sur les photos.
Après quelques banalités échangées au sujet de sa journée et de mon voyage, nous
descendons du bus. Il vit dans maison partagée avec quatre autres locataires, à l’écart de la
ville et de l’affluence touristique. Sa chambre est entièrement occupée par quatre lits et
s’ouvre sur un grand balcon au dessus d’un canal, reliant un petit port à la mer. Les murs
sont recouverts d’images de cabarets burlesques, d’articles de journaux illustrés par des
photos du Montmartre des années 50 et d’affiches anciennes,dont la célèbre Tournée du
Chat Noir. Tous sont écrits en Français. Je m’étonne à voix haute et il me répond qu’il est
passionné par cette part de la culture populaire française. Je me souviens en effet que dans
le bus, lorsque je lui avais dit habiter à Paris, son visage s’était éclairé. Spontanément, je lui
lance que je vis à mi-chemin entre le Moulin Rouge et le Sacré-Coeur. J’aurais pensé que
mes baskets et mon gros sac à dos ébranleraient un peu ce qui semble être son « parisian
dream », mais ses yeux s’illuminent d’enthousiasme comme si il avait l’une des danseuses
en face de lui. Nous échangeons un moment, puis voulant aller me coucher je lui demande
où est ma chambre, en même temps que je m’interroge sur l’agencement son espace de vie
avec autant de couchages, le sachant en plus célibataire et sans enfants. « C’est pour
pouvoir accueillir pleins de voyageurs. » : Membre confirmé de la communauté des
couchsurfers, je comprends l’idée. Seulement, il lui semble donc tout naturel que je dorme
dans la même chambre que lui, et ça, ce n’était pas vraiment dans le deal.
Michel a 34 ans, il est originaire de Zagreb où il a suivi des hautes études
d’économie et parle un Anglais parfait. Néanmoins, il fait partie de ces jeunes qui ne
veulent pas faire carrière. Réceptionniste dans un hôtel de luxe dans le centre ville, il
refuse même une promotion de chef car c’est«trop de responsabilités pour une
augmentation qui n’en vaudrait même pas la peine . » Dans une ville à l’économie
sinistrée, ses qualifications sont plutôt un privilège. Surprise de cette position en
connaissant la faiblesse des salaires croates, je lui fais part de mon souvenir d’un chauffeur
de taxi, qui travaillait à la poste à temps plein la journée et devait conduire la moitié de la
nuit pour subvenir aux besoins de sa famille. La nécessité de cumuler deux emplois n’est
apparemment propre qu’aux habitants de Dubrovnik, où le coût de la vie est beaucoup plus
élevé que dans le reste du pays. Selon lui, tout est question des aspirations de chacun et de
l’importance que l’on accorde aux biens matériels. «Quand je commence à 14h je n’aime
pas, parce que je ne fais rien d’autre de ma journée, mais quand je commence à 6h du
matin alors je termine à 13h. Si je deviens chef, on risque de m’appeler parfois en dehors
de mon temps de travail et je ne veux pas être dérangé. Je veux pouvoir payer mon
loyer, manger et avoir du temps. C’est juste pour voyager que ça me demande un effort,
mais après une année d’économie, je peux le faire. » Une vie simple, d’après lui.
Nous parlons de cinéma, il s’avère qu’il connaît mieux que moi le répertoire de Godard et
toute la Nouvelle Vague. Lorsqu’il met de la musique en fin de journée, ce sont
principalement des classiques de Nino Ferrer ou de Michel Polnareff qui planent au dessus
du canal. Je le teste un peu pour voir si ce n’est pas une tentative semi-adroite de
rapprochement, mais il se trouve qu’il chante et presque sans accent. Les quelques mots de
Français qu’il maîtrise ont été appris au travers des chansons de la pop française, dont la
traduction est devenue un de ses passe-temps réguliers. Il est allé à Paris il y a une dizaine
d’années et il évoque les lieux dont il se souvient comme on raconterait une scène de
Midnight in Paris de Woody Allen, qui fait d’ailleurs partie de son top-10, d’un Rohmer,
ou d’un Truffaut. Paris est pour lui une fête permanente, teintée de romantisme et de
poésie.
Ce qu’il préfère, c’est la danse. Toutes les danses. Que ce soit dans les bars, dans les clubs de jazz ou sur les terrasses entre les remparts du vieux Dubrovnik, il pratique ses
bases de tango, de salsa ou de twist partout où il le peut. Il m’y emmène d’ailleurs le
deuxième soir. Les musiciens font une pause lorsque nous arrivons, il en profite pour leur
serrer la main. Le serveur du bar le salue, il semble être en terrain connu. Personne ne
danse, ici. Si le lieu et la musique sont tous les deux agréables, il faut dire qu’aucun ne s’y
prête vraiment. Néanmoins, une fois les verres commandés, il me fait part du défi qu’il se
lance à chaque fois qu’il vient ici : le rituel consiste à chercher une partenaire qui voudra
bien danser avec lui malgré tout et si possible de faire en sorte que tout le monde finisse
par suivre. Il se met en chasse et la partie ne semble pas gagnée. Il revient s’asseoir, dépité
et agacé: « Comme par hasard elles ont toutes un mec, est-ce que je leur ai demandé de
coucher avec elles ? Non, je veux juste danser, ça me déprime. » J’étais presque prête à
accepter, mais le ton qui frôlait l’agressivité ne m’a pas aidée à vaincre la timidité qui
m’avait fait refuser l’invitation à notre arrivée. Il me confie plus tard qu’il s’est souvent vu
reprocher cette nécessité de proximité un peu supérieure à la moyenne, qui peut parfois
sembler envahissante. Je n’étais d’ailleurs visiblement pas la première à exprimer une
surprise réticente quant au fait de devoir partager la même chambre. Ayant entre temps
constaté l’arrivée de nouvelles clientes, il se lève pour faire à nouveau le tour des tables.
L’une finit par accepter. Ils dansent une valse sur du Leonard Cohen, tout le monde filme,
puis quelques couples se joignent à eux. En moins d’une demi heure, c’est presque toute la
terrasse qui danse entre les chaises et les musiciens, et tout le monde est content. Il avait
réussi.
En janvier dernier, Michel m’a écrit pour me dire qu’il serait à Paris en février, pour
un voyage touristique et pour se rendre à toute une série de cabarets. Je le retrouve donc
près de 8 mois plus tard pour un café dans les pentes de Montmartre. Arrivé quatre jours
plus tôt, il en est déjà à son troisième music-hall. Dans son programme, le Mogador, le
Moulin Rouge, les Folies Bergères. La liste, méticuleusement dressée dans un Moleskine,
est encore longue. La moyenne des prix pour un spectacle seul étant d’environ 85 euros,
l’effort financier est de taille pour l’équivalent d’un smic croate. Pas question, donc, de
céder au grand jeu. On ne lésine pas sur la quantité de spectacles, mais la coupe de
champagne n’est pas plus envisageable que le forfait dinner-show.
Entre un allongé et un croissant commandés avec délectation et dans son meilleur français,
je lui demande si la ville est toujours à la hauteur de ses espérances. Il me répond que rien
n’a changé, ni les spectacles, ni la ville. Peu importent les serveurs désagréables ou les bars
qui doivent fermer avant 2h. La féérie qu’il perçoit est celle qu’il est venu chercher et il
semble en effet tout aussi enchanté que lorsqu’il m’évoquait ses souvenirs l’été précédent.
Nous marchons un peu, il me demande de le prendre en photo devant le Sacré-Coeur et sur
les marches emblématiques menant à la place du Tertre, dans un autre café et avec un
journal en français dans les mains. Pour qui vit ici depuis sept ans et fait déjà partie de
ceux qui se plaignent des galeries d’art transformées en Starbucks, on aurait presque envie
de faire un tour dans ce Paris que beaucoup de parisiens n’ont jamais vu.
Texte et image: Morgane Gander
Ecrire des Haïkus avec nos livres, par Morgane Gander
On ne dit pas j’ai mal
J’ai mal ça fait trop mal quelle vulgarité la plainte
Quelle défaite élégiaque
On se tait
Au pire on l’exprime sur instagram
A travers une citation attribuée à un auteur qui n’a jamais dit ça
Au mieux on en fait quelque chose
On est au bon endroit en plus
Nous artistes aussi aveugles que lucides
Nous acharnant à nous rendre visibles
Nous déchaînant sur la toile pour attirer l’oeil flatteur
Par notre plastique entretenue
Capturée sous le bon angle
Pour mener l’autre jusqu’à notre intérieur ravagé
C’est vrai c’est le meilleur endroit du monde
Pour vivre et mourir
Pour renaître
Pour mourir trois fois par semaine
Parfois six
Pour mourir vingt-huit dates
Parfois quarante
Parfois plus
Alternance entre vie et mort prolongée pour cause de succès
Trois dates seulement parfois
Au pire oubliées
Au mieux showcase prestigieux d’une petite mort que l’on appelle état de grâce
On peut mettre tout le mal dans nos mots
Dans notre jeu
Mets toute cette douleur dans ton jeu
C’est génial cette douleur
C’est une expérience formidable pour la création
Elle est nécessaire cette douleur
C’est si bien la douleur pour créer
C’est ça c’est ça continue avec ce genre d’inepties
J’ai enfin une raison tangible d’avoir la haine
On ne crée pas sans douleur
On ne montre pas ses sentiments dans la vie
Mais sur scène oui
On ne monte pas sur scène sans douleur
Ni chaos bien enfoui
Au fond de soi
Regarde c’est beau la douleur
Aime-la cette douleur
Sans douleur pas de littérature
Sans douleur pas de théâtre
Pas de peinture
Tu as une si jolie douleur
Tu es belle dans la douleur
Elle te va bien cette douleur
Tu es si proche du théâtre quand tu pleures
Je pleure pour quelqu’un qui ne m’aime pas
Oui mais tu aimes le théâtre et le théâtre
Ta gueule
Je n’aime pas le théâtre connard
J’ai besoin du théâtre
C’est comme respirer
Et personne n’a d’amour pour la respiration
Peut-être que certains en ont réellement pour le théâtre
Je ne sais pas
Je les invite à s’interroger sur l’amour
Et à le distinguer de la nécessité
Alors tu as besoin de quelque chose qui est là
Tu vas monter sur scène cinq fois par semaine
Quelle chance vraiment quelle chance regarde
Là tu pourras avoir mal
Là tu pourras crier
Tu pourras saigner
Tu pourras dire je t’aime
Tu pourras dire je t’aime à qui tu veux
Et tu pourras le dire au monde entier
C’est vraiment génial
Tu pourras dire va te faire foutre
Et tu pourras le dire au monde entier
Tu pourras dire je m’en fous
Et ils t’écouteront
S’abandonner à son propre sentiment d’abandon
Qui sévit dans toute la chair
Quel luxe impudique de se déverser sur un plateau
Piédestal de cette absence ancrée
Comme une douleur intercostale
Epanchée en public
Ce soir il y aura d’autres chairs
Tu pourras tout leur dire
Tu pourras tout faire
Leur dire je te désire
Cracher des gerbes de sang verbal que le manque envenime
Désirer tous les corps de la Terre
Privilège absurde quand le désir d’un seul corps nous anime
Mais d’accord je veux bien jouer le jeu
Là tout de suite
Etre
« Dans l’instant présent »
« Ici et maintenant »
Gnagnagna
Alors voilà je t’aime
Je te désire
Je t’aime
Je t’aime
Je t’aime
Je t’aime
Je t’aime
Regarde comme c’est violent comme je t’aime
C’est vrai je l’ai crié à travers d’autres mots
Tous les maux de Juliette d’Ysé de Phèdre
D’Andromaque d’Hermione peu importe
Tu as vu
Tu as entendu
Vous avez entendu
C’est « venu du sol »
J’ai « pris l’espace »
J’ai pris la lumière
Le premier balcon
Le deuxième balcon
Les catégories 1 à 4
Les places à dix-huit euros tarif réduit
Les places à quarante euros tarif plein
Tous les strapontins
Ce n’est pas l’espace que j’ai pris
C’est tout l’arrondissement
C’était grandiose
Grandiose cette douleur
J’ai transpercé les murs
Tous les murs criblés de ma douleur
Même ce sacro-saint stylistique métaphorique imaginaire rhétorique
Putain de quatrième mur
Le monde entier pendu à mes lèvres saignantes
Transpercé par l’élan cathartique des mes je t’aime
De mes allez vous faire foutre
De mes va te faire foutre tellement je t’aime
Le monde entier sauf toi à qui j’ai dit mille fois je t’aime
Mille fois ces polymorphes inconditionnels multi-émotionnels « va te faire foutre tellement je t’aime »
Standing ovation
Corps levés et bras tendus dans le tonnerre
Ames sensibles et averties
Qui saisissent la rupture et l’hémistiche dans le vers
S’ils savaient
S’ils savaient la césure dans ma gorge
Et le vide quand ils seront partis
S’ils savaient le vacarme
Leurs larmes seraient-elles hilares ou tristes
S’ils entendaient le fracas dans ma cage thoracique?
La fête est finie les spectateurs sont partis
Ce soir ils sont comme des centaines d’absents de plus
Ce soir aucune scène n’est à la hauteur de cette si belle
Si nécessaire douleur de l’absence
Ce soir est l’expérience physique que le théâtre n’est même pas un soin palliatif
Mais le spectacle de ma désillusion comique.
Les mentors ont menti
Peut-être les ai-je mal écoutés
Le plaisir est expiatoire et nécessaire
L’amour et la douleur sont ailleurs
Dans ce que l’on nomme le vrai monde et dans notre intérieur
Surpeuplé d’absents chéris les uns après les autres
Ce soir les mots ne peuvent rien
Ni le succès ni Racine ni Andromaque ni Hermione ni Juliette ni Ysé ni personne
Je repense à Paul Claudel
Lutte de la chair contre l’esprit
Il avait une soeur dont plus personne ne parle
Elle s’appelait Camille
Sculptrice
Artiste forcée par d’autres à rejeter sa nécessité
Muse virtuose
Menacée empêchée
Jugée condamnée
Incomprise
Internée.
A Paris
Ile Saint-Louis
19 quai de Bourbon
Sur le mur de son ancien atelier
Une plaque commémorative
La dernière phrase d’une de ses lettres à Rodin:
«Il y a toujours quelque chose d’absent qui me tourmente. »
Voilà on y est
C’est l’agencement rhétorique qui me manquait
C’est rarement le bon « toi » qui nous entend quand on monte sur scène pour dire je “t’aime” au monde entier.
Il y a toujours un absent dans la salle
Il n’existe pas de services de soins intensifs pour les trop grands sentiments.
C’est pour ça qu’on revient.
Morgane Gander
Ecrire des Haïkus avec nos livres, par Dimitri Rataud
A l’unique fenêtre de son studio, Cameron est tourné de trois-quart vers l’horizon parisien, vaste étendue de taule bleutée. C’est un jour de congé, la dégaine est décontractée mais étudiée. Rentré dans dans un jean délavé avec une négligence que l’on devine contrôlée, un t-shirt en coton bleu fluide laisse apparaître une clavicule saillante. En passant sa main entre ses mèches châtain qui tombent sur son oeil droit, il dit vouloir ses cheveux encore plus longs, “pour pouvoir faire une frange type années 70”. Il dit ne pas avoir de goût particulier pour cette époque, mais les chemises vintage sur le dossier d’une chaise et l’appareil photo Minolta laissent deviner une tendance rétro. D’un geste machinal et précis, il allume une cigarette et sa silhouette, longiligne, se découpe en ombre chinoise dans la lumière de fin de journée. Fin et agile, il a l’élégance d’un chat, perché au 6ème étage d’un immeuble haussmannien.
Originaire des Haus-de-Seine, Cameron a des désirs de cinéma depuis le lycée. En tout cas le désir d’un film dont il a déjà élaboré le scénario avant d’être diplômé. Une fois le bac en poche, il choisir donc de suivre des études de cinéma à la Sorbonne. A 19 ans, déjà amoureux de son compagnon actuel et de la nuit parisienne, le retour quotidien à Clamart apparaît rapidement comme impossible. Il choisir alors de s’établir à Paris et dès ses premiers pas dans l’indépendance, il apprend donc à conjuguer vie de couple e tvie étudiante. S’il s’est cru disposé à l’engagement au long terme dès ses premières expériences, amorcées par l’intermédiaire des applications de rencontre, elles ne lui laissent pas de souvenirs impérissables. En effet, entre photos bien choisies et brillance rhétorique, l’idéalisation est facile et Cameron, souvent déçu. Les partenaires, en nombre illimités et souvent adeptes du swipe frénétique, sont rarement enclins aux grandes promesses et ainsi se nourrit le paradoxe urbain d’être toujours entouré mais souvent seul. Les moyens virtuels, selon lui, peuvent parfois contribuer à faciliter les premiers échanges, mais nécessitent une certaine vigilance, surtout dans les grandes villes où les tentations sont d’autant plus nombreuses. Il trouve les bars et les fêtes plus propices à une réelle connexion et c’est d’ailleurs au hasard de l’une d’entre elles, à l’aube de ses 20 ans, qu’il rencontre le partenaire qui partage sa vie aujourd’hui. S’il précise que dans la communauté homosexuelle, et surtout dans le milieu gay parisien, l’exclusivité dans le couple s’applique d’avantage sur le plan sentimental que sexuel, l’idée de l’engagement soudainement possible a tout de même alimente quelques inquiétudes.
Néanmoins, le jeune vingtenaire reconnaît aujourd’hui combien la relation lui a apporté ; au delà du sentiment amoureux évident, le gain en estime de soi et en maturité sont des bénéfices précieux, même si efforts et abnégation sont parfois nécessaires pour surmonter quelques fragilités. A cette époque charnière de l’existence entre fin d’études et vie active, Cameron évoque, à titre d’exemple, la différence de rythme de l’évolution professionnelle de chacun. Tous deux du même âge et évoluant dans le milieu artistique, les opportunités ont pour l’instant été plus nombreuses pour son compagnon, pour qui le temps à accorder à la relation est parfois difficile a trouver. Cela peut être source de motivation, mais l’épanouissement professionnel de chacun lui apparaît comme primordial pour celui du couple. Convaincu qu’un équilibre peut être trouvé sans avoir à sacrifier aucune des deux sphères, il tend alors à avancer davantage dans sa propre construction tout en gardant assez de place pour sa privée.
Volubile, le visage souvent fendu d’un sourire spontané, Cameron évoque les couples autour de lui. Il envie ceux qui avancent, cote à cote comme des partenaires de route heureux d’être ensemble sans dépendre l’un de l’autre, et déplore ceux qui ont sacrifié vie sociale et ambition au profit de l’avenir conjugal. Si la vie a deux est un cadre à soigner, la balance entre habitude et expériences est aussi importante pour chacun des individus que pour la pérennité du couple. Il faut avoir assez d’espace pour rester ouvert et léger, accepter l’existence du hors-champs sans pour autant être inconséquent. « Le couple selon moi ne doit nous donner l’impression de nous sacrifier. Si la relation est saine, ça ne peut faire qu’augmenter le bien-être de chacun et rendre disponible pour accomplir des choses. Prôner le sacrifice comme seul moyen d’exister auprès de l’autre, c’est vraiment le signe d’une frustration toxique. » L’idéal un peu flou, donc, d’un équilibre subtil, qui serait d’avoir chacun des objectifs avec des points de convergence en ligne de mire. S’il a lui aussi fait l’expérience des rendez-vous multiples et sans suite, il privilégie aujourd’hui la qualité de l’échange tout en prenant soin de garder du temps pour le reste de son entourage.
Il attrape le Minolta et s’interrompt un instant pour photographier l’extérieur. Du haut de sa jeunesse et de l’immeuble montmartrois, il prend le temps d’observer et d’écouter. Ses parents divorcés, enfant ayant grandi au sein de familles recomposées, il a pu faire le constat de nombreux schémas de couples autour de lui. Le modèle qu’il suit reste néanmoins celui évoqué précédemment, où une nette distinction est faite entre épanouissement physique et émotionnel.
Ce qu’il perçoit du monde et des autres, de leur manière d’être seuls ou ensemble, il aimerait le retranscrire, autant par les mots que par l’image. Il espère en ce sens que ses études de cinema auront été une structure suffisante pour lui permettre de réaliser des films à la hauteur de ses ambitions. Il cherche, en attendant et pour se faire la main, un stage dans une boîte de production. Toujours à la fenêtre, le visage entre les mains, il reste un peu songeur, en plein soleil, avec dans ses grands yeux sombres l’ombre d’un doute quand il parle de l’avenir.
Texte et image: Morgane Gander
Les Haïkus avec nos livres, par Morgane Gander
Dans l’horreur des tranchées sur le sol français, Alfa Ndiaye est un tirailleur
sénégalais, aliéné par les hostilités de la guerre.
Son « frère d’âme », Mademba, qu’il désigne aussi comme son « plus que frère », a
succombé dans une lente agonie. Ravagé par la culpabilité de ne pas l’avoir achevé, alors
qu’il l’avait supplié d’abréger ses souffrances, Alfa tue et mutile l’ennemi avec
acharnement et frénésie. La nuit, il sort de sa tranchée en rampant, couvert de boue et de
restes humains. Risquant sa vie pour aller en voler une dans la tranchée adverse, il
ramène, en trophées rituels, un fusil allemand avec la main qui le tenait. D’abord reçu en
héros, il sera par la suite redouté par les siens.
Une voix narrative brillante et sensible
Par le biais d’un récit fluide, proche de la scansion, se déroule devant nos yeux le spectacle
cruel de quelques jours parmi d’autres, pour ainsi dire ordinaires, sur le champ de
bataille français.
Les phrases sont brèves, comme prononcées dans un souffle court et dans une parole
parfois proche de celle d’un enfant. Adoptant un style à la fois naïf et habile, Alfa Ndiaye
raconte. L’enfer de la guerre, mais aussi l’enfance au Sénégal, les souvenirs de sa mère et
d’un premier amour. Comme pour offrir au lecteur quelques trêves entre les tirs d’obus,
comme pour nous rappeler l’existence d’un enfant derrière chaque soldat sanguinaire.
Nous décrivant l’enfer du front par la voix d’un soldat africain, Diop nous plonge dans la
folie meurtrière de ce que le narrateur désigne comme « ventre de la terre », laissant le
notre noué.
Un récit original et subversif
En donnant la parole à un tirailleur noir, sénégalais, qui affirme d’ailleurs de pas
parler le français, l’auteur évoque l’histoire de la guerre, mais aussi celle du colonialisme.
David Diop donne la parole à ceux que l’on est venus chercher dans les colonies, occupant
finalement peu de place dans la littérature de guerre.
Si les atrocités commises envers l’ennemi semblent ne faire l’objet d’aucune répression, le
personnage d’Alfa évolue néanmoins entre fierté héroïque et culpabilité dévorante. Si ses
exploits meurtriers sont d’abord salués, au point de se voir récompensé d’une médaille,
Alfa est vite considéré comme un fou dangereux. Ainsi, par le dédoublement du
personnage principal, le récit interroge les limites de la légitimité accordée aux crimes
pendant les combats.
Aliéné, craint de tous, Alfa se retrouve finalement à l’arrière. Retiré d’une guerre qu’il n’a
pas choisi, il trouve la distance nécessaire pour formuler des idéaux embaumés de
messages humanistes tels que : « Mais ce que nous ressentons est toujours neuf car chaque
homme est unique, comme chaque feuille d’un même arbre est unique. L’homme partage avec
les autres hommes la même sève, mais il s’en nourrit différemment », ou encore « tant que
l’homme n’est pas mort, il n’a pas fini d’être créé. »
Grâce à cette humanité que le héros regagne à la fin, Frère d’âme est un récit de guerre
original et saisissant, tout en étant une invitation à l’espoir, à croire en la fraternité et à
l’humanité. La nuit, finalement, comme le répète le narrateur, « tous les sangs sont noirs »
Annie Ernaux a écrit dans Se perdre : « Que la vie soit cette accumulation de démarches, d’actions insipides, lourdes, trouée seulement de moments intenses, m’est horreur : je ne supporte que deux choses au monde, l’amour et l’écriture, le reste est noir. »
Camille Claudel a écrit dans sa dernière lettre à Rodin « Il y a toujours quelque chose d’absent qui me tourmente.»
J’écris ici comme je prends des photos : de manière contemplative, discontinue, expiatoire, disparate, dispersée. Vous trouverez ici un mélange de fictions, de journaux intimes et de carnets de voyage qui parlent de tout, surtout de solitudes : les miennes et celles des autres, petites et grandes, rencontrées, reconnues ou imaginées, entrevues, fantasmées ou simplement supposées.
Peut-être aurai-je parfois envie de parler d’un livre ou d’un spectacle, d’un film ou d’une exposition. Peut-être nous sommes-nous déjà rencontrés, parlé ou regardés, peut-être que c’est un peu de tout cela et que j’ai envie d’en parler.
Morgane Gander